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ROBERT (Martial), Pierre Schaeffer : de Mac Luhan au fantôme de Gutenberg, Paris, L'Harmattan, 2002, 18 planches, 416 p.

PRÉFACE

de Bernard VECCHIONE(1)

ENTRE ERRANCE ET EXPERIENCE :
Un "Tombeau" de Pierre Schæffer

    Cet ouvrage qu'on va lire est le dernier volet(2) de la grande œuvre que Martial Robert a dédiée à Pierre Schæffer. Pour cette personnalité des plus marquantes du XXè siècle musical et de l'audio-visuel naissant, sur laquelle somme toute, à la lecture de cet ouvrage, on s'aperçoit qu'on ne savait encore que peu de choses, il fallait une recherche d'envergure et solidement documentée. La tâche accomplie par l'auteur est admirable, qui nous restitue, depuis un volume assez impressionnant d'archives, "l'homme Schæffer", après avoir tenté d'en cerner "l'esprit" depuis une étude systématique de tous les champs, originaux et nombreux, dans lesquels cette personnalité des plus étonnantes n'avait cessé, avec réussite et imagination, de brillamment s'illustrer.

    Nous ne sommes pas ici en présence d'une conclusion (qui, de toutes façons, n'aurait pu être sur le sujet que provisoire). Il y a dans ces pages quelque chose de l'ouverture : sur le mystère de cette œuvre protéiforme, sur la quête ininterrompue, infatigable, utopique d'une réalité non cernée (non cernable ?), à inventer, par un homme lui même des plus complexes, des plus complets, aux prises avec une volonté de récapituler l'histoire tout en se saisissant du présent pour surtout (comme il avait aimé à reprendre de Paul Valéry la formule pour le titre de l'un de ses livres) ne pas entrer dans "l'avenir à reculons". Autant dire que ce que nous lisons ici se présente à l'évidence comme un "Tombeau", un vrai "Tombeau" au sens musical du terme. Non un enterrement, un ensevelissement (définitif ?) de Pierre Schæffer sous ce qu'il exécrait somme toute le plus : la parole dissimulatrice. Mais une célébration, une épiphanie de l'œuvre de cette personnalité hors-normes et difficilement classable. D'où un livre festif, jubilatoire même, au caractère d'hommage appuyé, engagé, se refusant d'appartenir au genre obséquieux, déliquescent, qu'on exècre en général dans les "In memoriam". D'où aussi un caractère problématique, ce choix d'aller à, et de maintenir ce qui était "l'esprit Schæffer" : une façon si singulière, si malicieuse, de faire sourdre précisément le problématique sous la surface (sous le couvert) des évidences, en se méfiant de ce que, comme "savoir", elles recouvrent mais qui mérite tant d'être aperçu, débusqué, dénoncé pour tendre vers —se rendre à— la réalité même dont le mystère a toujours hanté, de façon dérisoire mais quasi jusqu'à l'angoisse, ce successeur souvent intransigeant des surréalistes.

    Depuis une documentation assez impressionnante, en homme courageux et expert, Martial Robert trie, calibre, commente. Il cherche à cerner -autant que faire se peut- cette personnalité rebelle de "l'homme Schæffer", dont ce qui le frappe le plus est qu'il semble s'être nourri, pourrait-on croire intentionnellement et principalement, de contradiction. L'œuvre de cet homme à la curiosité insatiable est protéiforme, et partant inclassable -et comme toujours en ce cas ignorée, sinon mécomprise et souvent rejetée. La clef de la compréhension de ce foisonnement apparemment informe, Martial Robert la cherche dans "l'esprit Schæffer", un esprit d'un tour si singulier, et qui est avant tout celui de la recherche, d'un type de recherche qui manifestement a beaucoup dérangé. C'est que Pierre Schæffer a opéré dans les nombreux domaines auxquels il ne cessa toute sa vie originalement de se confronter un vrai "dérangement". Comme le montre si bien l'auteur de ces pages, et même s'il ne le dit pas exactement dans ces termes, Pierre Schæffer est aussi, à sa manière, un "dé-rangeur"(3). Et ce, pour maintes raisons. Tout d'abord parce qu'il est un radical. Et sévèrement. L'inverse d'un "chercheur d'absolu"(4), plutôt le "chercheur absolu". Car si Schæffer est hanté par la recherche de quelque chose, c'est avant tout par la recherche de la recherche, sa quête, comme d'un Graal, adaptée aux temps où l'invention technique nous enseignerait l'homme.

    Schæffer est un radical. Concernant la musique (et la même chose peut facilement être dite des autres secteurs où il exerça sa "quête de vérité"), le constat de départ est drastique : "Mieux vaudrait avouer, somme toute, que nous ne savons pas grand-chose de la musique. Et, pis encore, que ce que nous en savons, est de nature à nous égarer plutôt qu'à nous conduire"(5). Et c'est pourquoi il préconise la radicalité : "Brusquement ces notions, qui paraissaient à la fois évidentes et exhaustives, s'avèrent contredites et dépassées, inaptes à comprendre les phénomènes dans leur ensemble. Ce qui, par rapport à l'inventaire dressé par les prédécesseurs, apparaissait excentrique, devient l'occasion de remettre en cause ce qui était le plus universellement admis. C'est alors que tout chercheur sérieux doit reprendre à son propre compte l'ascèse cartésienne : « (se) défaire de toutes les opinions (qu'il) avait reçues jusqu'alors en (sa) créance, et commencer tout de nouveau par les fondements »"(6). J'ai pour ma part rencontré Pierre Schæffer et découvert cette radicalité si ambitieuse au début du mois octobre 1969, dans la salle Berlioz de l'ancien Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, rue de Madrid, à la rentrée des cours. J'étais alors inscrit dans sa classe de "composition électro-acoustique", un lieu d'activité (d'aucuns disaient alors d'"activisme" musical) qui couvrait d'ailleurs bien plus que l'intitulé institutionnel ne le laissait paraître. Schæffer nous faisait réellement découvrir ce qu'est la recherche musicale exigente, fondamentale, inquiète, sa double liaison, avec un projet, presque "de vie" pourrait-on dire, définitivement orienté vers une quête authentique du musical, et avec une expérience, "de vie" aussi, source de toute production comme de toute compréhension véritable du musical même. On découvrait avec lui comment investir la musique par la recherche et comment s'investir en musique par la recherche. Mes travaux ultérieurs -une thèse de Troisième Cycle que je présentai sous la direction d'André Boucourechliev à l'Université d'Aix-en-Provence, puis un Doctorat d'Etat, à l'Université de Paris VIII, sous la direction de Daniel Charles-, partaient en quête de "la réalité musicale", et même s'ils se détachaient apparemment quelque peu de la musique électro-acoustique, en conservaient l'esprit et des traces profondes. Aux yeux de l'histoire, et de ceux qui eurent la chance de le fréquenter, Schæffer incarnait avant tout l'idée de la "recherche", en musique comme dans le domaine des communications. Et c'est d'ailleurs par là, principalement, que je l'ai connu.

    Son idée de la recherche est très singulière. Si singulière même qu'on en vient à se demander si ce qu'il recherchait, par-delà bien évidemment une quête de soi, ce n'était pas tout simplement "la recherche elle-même", l'essence de la recherche même. Car Schæffer invente aussi cela : la recherche. À la question : "qu'est-ce que la recherche ?", la réponse qu'il expérimente le conduit tout naturellement, et selon l'état d'esprit particulier qui était le sien, sur la voie du refus : rejeter cette idée que la recherche de type "scientifique", pourtant si adaptée au domaine qui est le sien, soit prise pour modèle exclusif de toute recherche à mener, notamment dans ces secteurs qui sont en invention, en gestation. Une réponse qui ne le prédispose pas à ce type singulier de recherche qui est celui de la science, celui que l'épistémologie théorise. Envers et contre tous, cette réponse il propose de l'agir. Et avant tout de l'inventer en la déplaçant. Non pour l'inclure dans la science : la musique dans ou depuis la science, comme "à la remorque" de la science, d'une science déjà en place, déjà constituée. Mais pour l'amener à la radiophonie, à la télévision, à la communication qui s'annoncent, et la conduire somme toute à la musique, la retourner, la ramener à la musique : la musique depuis la musique à faire, depuis la quête singulière de ce qu'est, plus radicalement encore que la "musicalité" des objets, notre "musicienneté" -si je puis forger ce terme pour désigner ce qui demeure non dit du faire et de l'entendre à travers nos écrits sur eux. La recherche donc, mais en la déplaçant vers des domaines neufs, non jusque-là "pensés", "réglés", "normés", mais des domaines où tout est à faire : inventer l'avenir, et la recherche même, une recherche qui nous dise non seulement comment chercher spécifiquement en ces domaines, mais qui nous dise aussi ce qu'est la recherche comme recherche même.

    La musique devient alors exemplaire. Dans ce monde si singulier, où d'une façon si surprenante Schæffer déplace l'activité de recherche -aussi incongru à l'esprit d'alors que ce déplacement pût paraître, et aussi incompris qu'il a été ultérieurement, même et surtout chez les tenants d'une "recherche musicale" où l'idée même de "recherche", dans cette expression chapardée, demeurera des plus superficielles-, se forge l'idée même de la recherche. À l'aphorisme "la science dit le vrai sur le musical", Schæffer oppose que c'est le souci véritable du musical, son inquiétude, le fait que le musical ne nous laisse pas en paix, qui fait la recherche authentique sur la musique : une recherche de musique, depuis la musique et pour la musique ; une recherche en vue de la musique, qui a la musique en ligne de mire, en joue, en vue et qui ne la perde pas de vue. La recherche donne des perspectives sur la musique, et la musique des perspectives sur la recherche. À une conception de la recherche où le musical serait éclairé de l'extérieur par transfert depuis des secteurs de la science déjà déployés comme tels, Schæffer oppose une conception "circulaire" de la recherche où la recherche à mener, l'exploration, nous conduit réellement au musical quand, simultanément, c'est le musical qui, projeté, compris comme projet, éclaire la recherche à poursuivre. D'où sa référence au Picasso du : "d'abord je trouve, après je cherche". Qu'on considérât la musique comme une activité où quelque chose comme une véritable recherche puisse se déployer -sinon peut-être de façon biaise, inadéquate, comme une recherche qui, provenant d'un secteur scientifique traditionnellement connu, reconnu, ou même d'un secteur que la science invente ou révolutionne parfois quelque peu, se plaquerait sur le champ musical, s'importerait, se transférerait telle quelle, sans changements, pour ne point en dénaturer la valeur originelle de "scientificité"- paraissait tout à fait aberrant à l'époque(7). Une scientificité en soi : l'idée irritait Schæffer. Et on le comprend. Que, par essence, la science, formée depuis des activités non musicales et à des questionnements hors-musique, puisse dire vrai sur le musical, a priori, du seul fait de sa "scientificité", lui semblait, à lui, aberrant. Non une scientificité d'emprunt, mais une approche qui aurait sa scientificité propre, singulière, adéquate, car spécifique, appropriée au musical, une "science de la musique" appropriée qui s'approprie le musical, s'en approche. La musique lui paraissait quelque chose d'irréductible, méritant une enquête spécifique, une quête adaptée qui exige qu'on se rééduque, non seulement au musical, mais aussi au chercher, à l'"être-soucieux-de", l'"être-inquiet-de", l'"être-attentif-à", l'"être-à-l'écoute-de". Et être attentif à la musique, être à son écoute, c'est tendre vers elle pour découvrir une activité dont on ne sait ni ce qu'elle est, ni comment il faut la chercher. La recherche schæfferienne est donc moins une enquête sur tel ou tel sujet, qu'une recherche de ce qu'est la quête appropriée : en l'occurence une quête appropriée au musical (mais la même chose peut être dite de chacun des autres secteurs où Schæffer a tenté de mettre en œuvre sa démarche singulière).

    Or la quête appropriée est toujours et en tout, qu'on le veuille ou non, une quête de soi, inépuisable, insondable, aux origines et aux voies obscures, aux buts non finis, non définis, mais toujours pour Schæffer "définis", à "définir", à maintenir ouverts. C'est que Schæffer aimait bien déconstruire les théories, les attitudes toutes faites, détruire les évidences. Ce qui s'imposait à lui, venant de l'extérieur, comme une réponse déjà ficelée, ne pouvait le satisfaire. Il cherchait le bien-fondé, c'est-à-dire en tout l'adéquat, l'idoine, le propre, l'approprié. La singularité irréfragable. Celle de la musique, comme celle de la recherche sur la musique ; celle de la radiophonie, de la communication, de la télévision, comme celle de la recherche en ces divers secteurs. Il avait ses certitudes, mais elles étaient de l'ordre du : "la seule chose qui véritablement soit certaine, c'est probablement l'incertain". C'est pourquoi, ingénieur, il était agacé par la science "factice", celle qui imposait son arrogance sociale, son : "je suis la seule à savoir et à pouvoir dire le vrai", ses certitudes de calculs et de preuves après-coup, son imprimatur à des réponses "authentifiées" (mais non authentiques), certifiées (mais pas si certaines), labélisées (et non labiles), mais dont on ne sait ni l'utilité (la portée humaine véritable), ni de quelle interrogation essentielle, de quelle problématisation de l'existence, elles viennent à sourdre.

    "La science ne pense pas", assénait Heidegger. Pierre Schæffer aurait pu tout à fait faire sien l'aphorisme. Pour lui aussi, comme le rappelle Martial Robert, "calculer n'est pas réfléchir". Ce dont l'homme principalement a besoin, c'est de problèmes d'hommes et de solutions d'hommes, de problèmes qui se posent existentiellement à des hommes, et de solutions pour des hommes. Or ces questions et réponses humanisantes, ce sont des questions et réponses pour l'homme dans tout ce qu'il a de proprement humain -et vraisemblablement d'humain à découvrir, à poser (dis-poser), réfléchir, inventer. Ce sont des questions qui ne falsifient pas cette réalité d'homme, et des solutions qui ne dissolvent pas le problème de l'homme derrière une façade de respectabilité sociale, d'establishment de la vérité, ou derrière quelque autre attitude irrespectueuse d'humanité, ce caractère qui fait l'homme, ou, pour le musical, de musicienneté, ce caractère qui fait sourdre spécifiquement le musical pour ce qu'il est. Quand il est celui des vulgates pseudophilosophiques, de l'opinion (doxa) sur son exclusivité pour la quête du vrai, le discours de la science n'est pas "juste". Il n'est juste ni envers l'homme, ni envers la vérité. Il ne rend pas justice à l'homme, à sa quête d'humanité. Il dissimule, sous une façade de théorisation bien-pensante. Il recouvre, enfouit, étouffe cette authenticité de l'humain. Il exclut aussi du champ de la vérité toute autre forme, hors sciences, d'advention de la vérité, que la philosophie a tenté de réhabiliter (champs du pratique, de l'artistique, du sensible, de l'historique, du langagier, du technique,…)(8). Cette science-là, celle qu'édicte une théorie préformée, ne convient pas à Schæffer. Pour lui la science (au sens restreint du terme qui malheureusement s'est imposé, et encore plus durement de nos jours que dans les années où il travaillait), quoique activité d'homme mais souhaitant oublier et gommer cette origine et ce but, ne peut être utile que si elle se subordonne à une quête interrogative et problématisante plus fondamentale. Où est l'homme dans la technique, s'interroge Schæffer, sinon là où la technique est dans l'homme, là où la technique est pour l'homme, une technique qui ne le "dé-nature" point, mais tout au contraire le « nature » homme, le fait devenir homme le plus naturellement possible, faisant advenir en lui l'homme qu'il n'est que de "n'être-pas-encore", cet homme qu'il n'est que d'un déploiement à venir, richtig, authentique, que d'une advention par ses œuvres les plus humainement réussies ? L'homme, simultanément source et but de ses œuvres, est dans l'œuvre qui vient, si toutefois celle-ci ne le trahit point en son humanité. L'homme est dans son œuvre authentique, exigeante, industrieuse, ingénieuse. S'il est dans l'attente, il est dans l'entente, dans l'attente d'une entente qui se déploie par le faire et tout une réforme du percevoir. "Travaille ton instrument", se répétait Schæffer. L'instrument, c'est l'oreille : là où dans l'œuvre est l'homme, là où est l'œuvre dans l'homme. Et ceci est valable pour toute forme d'œuvre humaine : technique, et communicationnelle, aussi bien que musicale, et qu'institutionnelle.

    Il est remarquable que Schæffer n'ait eu de cesse de déplacer le problème de la recherche là où se trouvait un champ à inventer. C'est que l'"homme Schæffer" est principalement un inventeur d'activités sociales à structurer, il est plus un créateur de culture et de civilisation qu'un découvreur de musique, de techniques ou d'objets à communiquer. C'est pourquoi son activité nous semble protéiforme. Cependant, comme le pose très justement Martial Robert, Schæffer est entièrement dans chacune et n'est toutefois compréhensible que comme la somme de toutes. Une critique qu'on croirait adresser à ce livre, en ne pensant qu'au Schæffer co-inventeur d'œuvres ou d'études diverses, "aux allures", "aux objets",…, une critique du type : "il n'existe pas d'analyse d'œuvres musicales de Schæffer en ses pages", du coup tomberait par avance véritablement à plat. Schæffer, c'est le tout de Schæffer, et c'est dans l'homme Schæffer que ce tout est compréhensible. Aucune musique, pensait-il, ne peut servir de modèle ou d'exemple pour étudier le musical. Aucune ne délimite le musical, ne l'enferme, ne le fixe, ne le fige. Car chacune a valeur exemplaire, quand au-delà de ce qu'elle montre et laisse apercevoir d'elle, au-delà de son aspect singulier, on s'inquiète de ce qu'elle nous dissimule du musical à faire advenir comme tel. L'œuvre contre le musical. L'œuvre s'affichant œuvre, dissimulant, de ce qu'elle montre, le musical. C'est pourquoi, la musique n'est qu'à venir, depuis une formation (réformation) de nos façons d'entendre, et non seulement d'ouïr et d'écouter mais aussi de comprendre. L'oreille musicienne et son fonctionnement, cette source de musicalité. La musique doit se détruire dans ce qu'elle est, présente, pour se construire dans sa musicienneté authen-tique, se reconstruire, se dé-ployer. Elle doit se "destituer" pour se constituer, se re-constituer. Toute production musicale, si haute en qualité soit-elle, n'est pas modèle de musique ; et si elle est "musique modèle" ce n'est que parce qu'elle est modèle pour accéder à la musique. La musique (toute la musique) ne se donne pas en elle ; elle instruit seulement, à destination de qui en jugera, le dossier du musical. Lourde tâche, du temps de Schæffer, face aux institutions verrouillées, dispensatrices d'un "savoir sur la musique", considéré et vécu comme absolu.

    Ouïr-écouter-entendre-comprendre : dans ce quadrigramme schæfferien essentiel et maintenant célèbre, je me plais à lire l'influence cardinale d'un Daniel Charles, qui avait été appelé par Schæffer au Studio et avait aidé à faire sourdre de la recherche musicale cette position philosophique qui marque le Traité et va bien au-delà des quelques pages publiées dans ce livre capital et quelques autres textes. Foin des falsifications du musical qui proviennent du théorique. Il fallait que la musique parût pour la connaître, qu'elle se montre enfin, et surtout depuis le concret son (le concert du son). Mais il fallait aussi l'entendre, l'interpréter, la comprendre, et comprendre moins comment l'oreille "ouït" que comment elle "écoute" et comment elle "entend" -mais au sens fort du terme : pour dire que l'oreille "comprend", a "l'entendement de", "l'intelligibilité de", "l'intelligence de". Mais que comprend-elle et comment comprend-elle ? La source n'est pas le sonore, c'est le musical, c'est ce que l'on sait tirer des pouvoirs inouïs de l'entendre, et de faire ce qui s'entend, c'est la façon dont le musical sait, de ses propres moyens, déployer le comprendre. Or qu'est-ce que ce comprendre qui se déploie par le musical ? Le poète nous en dit l'origine : "Un silence est la source étrange des poèmes"(9). Le philosophe nous en dit la nature : "La parole parle comme recueil où sonne le silence"(10). Car, "pour Heidegger, précise Daniel Charles, […] le silence —Stille ne résonne comme tel, n'advient comme silence, que dans le discours lautende, sonore, de l'homme"(11). Ce qui « sourd » du son comme silence, c'est l'advention parole comme parole, l'advention texte comme texte, l'advention musique comme musique, cette venue à la parole, au texte, au musical de ce qui fait problème. Le silence comme "source étrange", comme "ce qui sourd" étrangement, le "sourd" étrange du son. Mais qu'est-ce qui fait silence dans le son ? qu'est-ce qui se tait dans le son ? qu'est qui parle en lui en se taisant ? Quel est ce silence qui court sous le son ? Qu'est-ce qui se recueille dans le "silence du son"? Chez Schæffer, cette source étrange, ce "sourd" étrange, c'est l'origine même de la quête et de toute expression. Pour lui, l'expression, qui vient avant tout de soi et de ses mystères, prend un tour nécessairement littéraire qui confine à la poésie. Une même quête, toujours et partout. Entêtée, égocentrique, dira-t-on? Fondatrice est plus juste. Ce recueil, Heidegger, récrivant un vers de Stefan George, le lie à la déchirure : "Ein « ist » ergibt sich wo das Wort zerbricht"(12). L'Être s'immisce, suinte par les fentes (par les feintes) de la parole. C'est ce bris de la parole, sa lacération, qui nous conduit "aux choses mêmes". Le déplacement de la recherche vers des activités où elle ne s'y trouvait pas et où on ne l'y attendait pas, sous les formes exigeantes en tout cas où Schaeffer les a tentées, "essayées" (que l'on pense au Studio d'Essai), n'a-t-il pas eu d'autre but que de faire sourdre, là justement où il y avait bris, lacération, déchirure, la réalité même, l'être même du musical, du communicationnel, du radiophonique, du télévisuel,…, là justement où il y avait heurt, choc, ou les pratiques venaient à s'entrechoquer, se télescoper, s'"entr'interdire"?

    D'où ce qui surprend souvent aussi chez Schæffer : le tour pris par ses démarches. "Empiriques", "tâtonnantes", "hésitantes", "sans rigueur", que d'adjectifs ne leur a-t-on décochés pour les disqualifier, les caricaturer, les discréditer, les opposant aux démarches "assurées" de la science triomphante ? La réponse est encore chez le poète. Dans un distique, qui s'applique tout à fait à la "démarche" schæfferienne, Machado dit l'essence de la quête : "Caminante non hay camino / Se hace el camin al andar"(13). Hésitante, car prudente, mais pas "hasardeuse". L'"errance" schæfferienne participe du véritable "acheminement vers la méthode" : un méta-odos, loin des restrictions carté-siennes au "ce qui vient en fin de cheminement réflexif, en conclusion d'un raisonnement drastiquement conduit", mais étymologiquement revisité comme "ce qui vient après l'acte même d'avoir cheminé, erré -balloté que nous avons été au hasard des événements". Un meta-odos à la même consonance que l'Odyssée. C'est Ulysse, Odysseos, l'ingénieux, l'expérimenté, qui sur le tard de sa vie, à Ithaque, active sa mémoire de l'errance. La méthode comme parachèvement d'un périple, leçons qu'on se montre apte à tirer de son expérience acquise d'avoir erré. Et l'experiens, l'être expérimenté, l'ex-per(i)-ens, n'est-il pas celui qui sait : ex, tirer leçon de ; per, sa familiarisation d'avec ; peri, son périple autour de ; ens, ce qui est là, déjà étant et qu'il aura fréquenté. La source du savoir authentique, pressent Schæffer, n'est ni la théorie musicale qu'expose le solfège, ni même les pratiques usuelles -celles du dire sur le musical comme celles du jeu musical, interprétatif ou compositionnel-, c'est l'expérience. Non celle que la science désigne du terme d'expérimentation, pré-réglée, pré-formatée, pré-normée, qui arrive après la formulation d'une hypothèse et obéit aux protocoles contraignants des "plans expérimentaux", mais l'expérience méritante, formatrice, agissante, de celui qui, par son errance, a acquis de l'expérience, est devenu experiens, et qui, plus tard, saura se souvenir d'elle, faire retour sur elle, et l'interroger pour en tirer leçon. L'hypothèse est déjà une réponse, formulée, formulable. Mais à quelle question ? Et d'où vient la question ? De quelle "réalité musicale", de quel savoir pratico-sensible, de quelle "musicienneté" silencieuse déjà existante, déjà agissante ? Fréquenter le "non finito" de l'œuvre de Schæffer, c'est nous resourcer. La leçon d'oreille est un cours de silence. Eriger un "Tombeau" à la mémoire de Schæffer, c'est continuer d'activer en nous-mêmes cette quête exemplaire, ce souci exigeant, cette fascination pour le mystère du musical qui a été la sienne.

    Martial Robert nous donne ici un ouvrage érudit et utile, qui, à sa lecture comme à sa relecture, nous "donne à penser".

Bernard VECCHIONE

_________________________

(1) Professeur à l’Université de Provence (Aix-Marseille I).
(2) Cf. précédemment du même auteur Pierre Schæffer : des Transmissions à Orphée (Paris : L’Harmattan, 1999) et Pierre Schæffer : d’Orphée à Mac Luhan (Paris : L’Harmattan, 2000), ouvrages se complétant mais pouvant se lire séparément (n. d. l.).
(3) J'emprunte cette expression à la préface rédigée pour l'ouvrage de Daniel CHARLES. Musiques nomades (Paris : L'Harmattan, 1997) par Christian HAUER, Daniel Charles, le "dé-rangeur", pp. 9-11.
(4) C'est par ce titre que, dans le dernier ouvrage qu'il publia avant sa mort, se présente Jacques MONOD. Le Chercheur d'absolu (Paris : Le Cherche midi, 1997).
(5)
Pierre SCHÆFFER. Traité des Objets musicaux (Paris : Seuil, 1966), pp.19-20. Le passage souligné l'est par Pierre Schæffer.
(6)
Loc. cit., p. 15.
(7) Nombreux sont depuis Schæffer les champs d'investigation ouverts par la science à la connaissance du son et à sa technologie, comme l'informatique, la psycho-acoustique, ou des dimensions cognitives, par exemple, de sa réception ou de sa conception. Mais, du temps de Schæffer, il faut bien le dire, ces disciplines ne commençaient même pas de balbutier. À fortiori, elles ne connaissaient pas l'état de développement qui a été le leur depuis. Le raisonnement de Schæffer, à pondérer, demeure pourtant valable en ses fondements. Les développements de ce que François Lyotard appela par la suite la « postmodernité » (Cf. La Condition postmoderne, Paris : Editions de Minuit, 1979), et ce que nous enseigne le Daniel Charles notamment des Gloses sur John Cage (Paris : Union Générale d'Editions, 1978) ou de La Fiction de la Postmodernité selon l'Esprit de la Musique (Paris : Presses Universitaires de France, 2001), sont là pour le démontrer. Depuis elles on peut prolonger et approfondir les thèses schæfferiennes, pariculièrement dans la direction qui est la nôtre ici.
(8) Voir spécialement l'herméneutique d'un Hans-Georg Gadamer par exemple. Hans-Georg GADAMER. Vérité et Méthode. Les grandes Lignes d'une Herméneutique philosophique (Paris : Seuil, 1996) [Ed. Orig. Wahrheit und Methode. Die Grundlagen einer philosophische Hermeneutik (Tübingen : Mohr, 1960)].
(9) Paul VALERY. « Le philosophe et “La jeune Parque”» in Poésies (Paris : Gallimard, 1929), p. 206 de l'édition de 1988.
(10)
Martin HEIDEGGER. Acheminement vers la Parole (Paris : Gallimard, 1976) [Ed. orig. Unterwegs zur Sprache (Pfullingen : Neske, 1959)], p. 34 de l'édition française.
(11)
Daniel CHARLES, 1978, op. cit., p. 220.
(12)  « Un “est” se donne là où la parole se brise ». Martin HEIDEGGER. « Das Wesen der Sprache», in 1959, op. cit. Voir aussi Daniel CHARLES. « La voix symbole du Temps », in 1978, op. cit., pp. 217 et sqs, et l'article de Gianni VATTIMO, « Le bris de la Parole poétique », in ID. La fin de la modernité : Nihilisme et Herméneutique dans la Culture post-moderne (Paris : Seuil, 1987), pp. 69-81.
(13) «Voyageur, je n'ai pas de chemin / C'est par le fait d'aller que se crée le chemin », Antonio MACHADO. Campos de Castilla, CXXXVI, « Proverbios y cantares », XXIX (Madrid : Catedra, 1993), p. 220.

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